Lupanar, 2015

Avant qu’il ne s’agisse d’un tracé dans le sillage duquel l’eau s’écoule et embrasse l’espace, j’ai d’abord imaginé des poussières portées par des turbulences d’air chaud vers les hauteurs du volume. Plus humides à l’approche du plafond, elles stagnent un moment sans le toucher puis trouvent le flux descendant en cherchant à maintenir leur état de lévitation jusqu’à reprendre leur ascension.

Nicolas Tourte, Avril 2015

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Le temps s’écoule. Il n’est pourtant pas de l’eau.
Mais les deux agissent comme des agents responsables de l’évolution d’un processus. Puis nous éclaboussent.
Le Temps, chargé de toute sa force poétique et sûr de son bon droit sur tout et sur chacun, poursuit sa course folle, pensant ne jamais rencontrer d’obstacle. Mais la prétention de son déroulement inlassable finit par se heurter au barrage de l’idée qui s’oppose. Le concept devient alors image et prend forme. De la rencontre, souvent inattendue et imprévisible, avec une œuvre se manifeste l’érosion du pouvoir d’un sablier infernal devenu à la longue, compte à rebours.
Si c’est le fait d’être rongé qui importe… l’eau peut faire l’affaire. Elle aussi se déchaîne et ne connaît pas de limites. Ni dans l’espace, ni dans l’action. Susceptible de provoquer la modification des reliefs, des paysages, des frontières. Par transport, par accumulation, par sédimentation, par éclatement, l’eau gagne du terrain. Et si l’eau venait à manquer, la source à se tarir, l’homme n’aurait plus qu’à s’en souvenir, qu’à conserver une image précieuse de cet élément qui, du fait de son état liquide, nous échappe.
Une réminiscence qui peut surgir à n’importe quel moment, un tourbillon, une « l’âme » de fond. Où l’eau des larmes du monde serait alors la seule liquidité. Les sillons des pleurs déversés, qu’ils soient aussi joie ou simple émotion, deviendraient flaque, ruisseau, fleuve…

Par-delà la mer,
Le besoin d’étancher sa soif de voir et d’éprouver,

A Pompéi, à l’époque, pousser la porte d’un lupanar c’était entrer dans un lieu sordide, ni engageant ni confortable, où Juvénal dresse le portrait d’une prostitution maussade.
A Pompéi aujourd’hui, se dresse en ruines un unique lupanar à l’entrée duquel subsiste une peinture d’un Priape aux deux phallus. L’éruption du Vésuve n’a pu effacer toute image d’une énième renaissance. Dans un processus de cycles sans doute.
Un dieu de la fertilité, le flot de la vie à sa source, le flux. D’une force liquide déchaînée à une autre, le Lupanar de Nicolas Tourte – revenu de ses errances romaines après des semaines de travail à l’atelier Wicar, proche des rives du Tibre à ses heures tumultueux – est un torrent qui s’écoule bruyamment et virtuellement en circuit fermé. Un tracé comme un boyau, une artère, un tube allongé et déformé ondulant dans l’espace, du sol au plafond, se mouvant comme un serpent qui encercle le spectateur submergé. Cette installation vidéo monumentale est une des projections possibles du caractère cyclique de l’Histoire et de notre condition. Ce serpent est un torrent. Ce torrent est un serpent. Tout cela ne tient qu’à un fil. Qui se déroule sur plus de 40 mètres de long. Le torrent devient cordon ombilical relié à lui-même dans lequel tourbillonne en boucle la vie, l’eau. Un assemblage de segments, plus ou moins agités.
L’écoulement captive, les contours roulent et s’enroulent dans une forme circulaire résultant peut-être d’un hexagone qui a mal tourné. Un mouvement sans début ni fin.
Mais tout n’est pas si sérieux. Juste vertigineux.
La démarche et le travail de Nicolas Tourte sont à la fois lucides et ludiques. Son regard s’amuse de ce qu’il perçoit du monde, à un moment donné. S’opère alors une sorte de détournement de fond, sous une forme indomptable : le serpent-torrent. La vidéo impose ses règles et se joue sans mauvaise intention du spectateur-promeneur. Il peut y voir, mirage ou vision fulgurante, l’ouroboros, un des dessins de ce serpent qui se mord la queue, rappelant l’éternelle unité de toute chose. Le lupanar est en soi un espace de jeu. Et le passant s’y divertit. Celui qui s’y attarde, médite.
Cette installation vidéo permet une expérience stimulante, celle de sentir le flux, la pression du sang qui circule, qui coule en nous et au-dehors, dans un mouvement où les trajectoires se confondent, où le son comme résonnance vient à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. La poésie de ce travail rivalise avec sa puissance, surtout si elle se mesure en débit et en mètres (cubes) !

Je n’ai plus soif.

Virginie Jux
(Novembre 2015)

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Pièce la plus volumineuse de tout le parcours d’exposition, le Lupanar de Nicolas Tourte est une espèce d’immense serpent-écran tarabiscoté qui rampe sur le sol, grimpe sur les murs et effectue une boucle sur lui-même au plafond dans une curieuse mise en scène circulaire de flux liquide en ébullition. Une mise en scène drolatique par sa démesure mais aussi par ses références énoncées sur la place de l’homme dans l’univers qu’elle vient titiller. Ainsi, à travers l’ellipse infinie et organique de ces forces liquides déchaînées, transposées numériquement et physiquement, où le bruit féroce et constant semble rugir comme un point d’orgue grondant, c’est toute l’immuabilité et la répétition des cycles et mécaniques qui régissent nos vies qui résonnent ici en quelque sorte.

Extrait d’interstice sonores / Laurent Catala, mai 2015

Intégralité de l’article : http://media.digitalarti.com/fr/blog/digitalarti_mag/interstices_sonores

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