Entretien entre Nicolas Tourte et Point Contemporain en novembre 2016 à l’occasion de l’exposition Drag and drop / Commissariat Renato Casciani

La première fois que l’on découvre le travail de Nicolas Tourte, on pourrait penser qu’il porte sur le détournement d’objets.  Or son questionnement aborde plutôt leur malléabilité, la possibilité de changer leur apparence, de jouer sur leur présence ou leur absence, et au final de les faire exister sur d’autres plans, ceux d’une réalité nouvelle. L’artiste compare d’ailleurs ses différents travaux à une constellation comme celle de la Grand Ourse. Un ensemble d’étoiles que l’on pourrait croire existantes sur un même plan, alors que la profondeur qui les sépare dans l’espace est bien plus grande.

Peut-on dire que ton travail s’articule autour de la notion de cycle ?
Elle est en effet le fil rouge de ma conduite. Mes oeuvres se construisent autour du cycle, de la répétition, de la redondance, du mouvement perpétuel, qui peut être à la fois naturel ou complètement artificiel.

On se pose d’ailleurs la question de la frontière entre le naturel et l’artificiel…
Tout ce que j’empreinte à la nature, aux objets, est retransmis de manière plus ou moins artificielle. Cela introduit une autre problématique qui est celle du « virtuel ». Quand Pierre Lévy (1) en parle, il souligne le fait que cette notion existe au moment où l’homme a commencé à entrer en interaction avec un objet (ex. casser une noix avec une pierre). De nos jours, le mot est devenu un peu fourre-tout. Il renvoie à une sorte de projection entre ce qui est existant et tangible et des formes complètement évanescentes impalpables.

Est-ce l’ambiguïté entre les deux qui t’intéresse ?
Se pose toujours pour moi la question du faux, du vrai. Je fais souvent paraître des images de pièces sur les réseaux sociaux bien avant qu’elles ne soient montrées en exposition. L’œuvre existe « virtuellement » avant d’avoir une existence concrète. On ne sait jamais si ce que l’on voit est une prise de vue ou un artefact Photoshop.

Veux-tu dire que l’image d’un objet le fait préexister ?
Il y a toujours le caractère fascinant de ce qui s’imprime sur la rétine et qui est irréductible. Toute l’exposition est conçue pour maintenir ce doute car il ouvre sur une multitude d’interprétations. La scénographie avec la projection vidéo, les vues stratigraphiques, le grand tirage disposé à l’horizontale, témoignent du flux d’images auquel nous sommes soumis, mais toujours dans ce continuum je crée un moment de doute.

Comme cette plaque d’égout qui échappe à l’image…
Je joue avec elle sur cette ambiguïté de l’existant. Étant sous exposée à la lumière, elle forme une tache sombre dans la scénographie. Elle ne révèle son volume que lorsque l’on s’approche suffisamment pour la regarder sous certains angles.

 

Paraciels, 2009 - Installation vidéo. Dimensions variables ©ADAGP - Nicolas Tourte / Galerie Laure Roynette
Paraciels, 2009 – Installation vidéo. Dimensions variables
©ADAGP – Nicolas Tourte / Galerie Laure Roynette

 

Le doute passe-t-il aussi par une perte des repères ?
Avec Renato Casciani nous avons pensé l’exposition à travers de multiples inversions. Le tirage du paysage de huit mètres est positionné à l’horizontale, l’installation des Paraciels est placée au sous-sol, les vidéos sont aussi inversées. Elle a été l’occasion de générer un univers conçu comme un flux où toutes les pièces dont certaines sont assez anciennes répondent à de plus récentes. L’exposition a aussi été, par la volonté du commissaire, l’occasion de produire des pièces qui n’existaient que sur plan.

On retrouve un autre ciel dans cette vue de couches sédimentaires…
C’est le cinquième ciel de cet espace du sous-sol de la galerie. L’image provient de la série des Vues stratigraphiques qui consistent en des photomontages générés à partir d’un fond personnel d’images qui compte près de 200 vues. Depuis 2004, je photographie des paysages dans lesquels sont visibles les couches sédimentaires, des marques d’érosion qu’elles soient naturelles ou artificielles. On y trouve une multitude d’informations grâce au phénomène de fossilisation, aux poches de gaz… il y a dans cette pièce un effet miroir qui accentue l’idée d’espace intermédiaire.

 

J’ai commencé à prendre des photographies de paysage sans forcément savoir ce que j’allais mettre en oeuvre. C’est un travail assez brut car l’intérêt n’est pas de produire un beau tirage mais de tailler dans l’image pour générer une répétition de strates et lui donner l’apparence d’un millefeuille.

 

Trois bandes, 2016 - Installation vidéo. Matériaux mixtes. Dimensions variables ©ADAGP - Nicolas Tourte / Galerie Laure Roynette
Trois bandes, 2016 – Installation vidéo. Matériaux mixtes. Dimensions
variables
©ADAGP – Nicolas Tourte / Galerie Laure Roynette

 

N’y a-t-il pas aussi l’idée de « couches » dans la projection vidéo ?
Dans la pièce Trois bandes, l’objet sculptural devient écran. C’est une installation diurne et nocturne et comme lors d’une sédimentation, les éléments perçus s’effacent pour laisser place à autre chose, ici la structure installée in situ. Ainsi la pièce peut vivre sans son enveloppe d’images.

L’effacement se retrouve sur d’autres pièces ?
Dans la vidéo Paysage va-et-vient, se retrouve cette idée d’effacement. J’ai décomposé une photographie par un procédé assez archaïque afin d’utiliser le ciel comme un cache que je déplace sur toute la surface de l’image. La pièce renvoie tout autant à des oeuvres connues de l’histoire de l’art qu’à l’histoire du cinéma et à l’évolution des effets spéciaux notamment dans la création d’un arrière-plan. Il y a vraiment une simplicité revendiquée dans la mise en œuvre de l’animation afin de créer l’illusion que le mouvement est créé par un travelling de caméra.

Dans cette pièce aussi tu nous places entre deux éléments, celui d’une réalité géologique, pesante, qui a une présence physique très  forte et une dimension plus céleste…
Ce côté aérien fait perdre de la matérialité à tous ces matériaux à la physicalité très présente. C’est pour rappeler que quelques soient leur dureté et leur résistance, par un phénomène d’érosion, ils redeviendront finalement poussière. Tout est éphémère et participe à une remise en œuvre continuelle.

J’aime la propriété sculpturale des éléments qui, s’érigeant ou s’effondrant, sont toujours en mutation.

 

Neige sédimentielle, 2016 - Vidéo 1080P en boucle ©ADAGP - Nicolas Tourte / Galerie Laure Roynette
Neige sédimentielle, 2016 – Vidéo 1080P en boucle
©ADAGP – Nicolas Tourte / Galerie Laure Roynette

 

Ce retour à la poussière est visible dans la vidéo Neige sédimentielle ?
Rien n’indique qu’il s’agit de poussière… et je ne souhaite pas révéler la source de ces images qui peuvent provenir tout aussi bien d’une prise de vue naturelle, que générées par le moteur 3D d’un ordinateur très puissant avec un logiciel d’effets spéciaux comme il en est utilisé dans les studios hollywoodiens. La video évoque l’idée du dépôt et de la sédimentation qui, à terme, produit les strates géologiques. Elle parle des particules de sédiment mais aussi de cendre volcanique comme celle qui est à l’origine de l’enfouissement des villes.

Les chaises, comme ces particules, suspendues entre terre et ciel, sont-elles en proie à une forme de mutation ?
Le Couple de chaises fait partie d’une série d’objets augmentés, modifiés. Elles sont comme beaucoup de mes travaux polysémiques. Elles font références aux rotoreliefs par le façonnage des cônes, mais aussi à la balançoire de Fabrice Hyber. Comme pour les parapluies, il y a l’envie d’interagir avec des éléments communs que tout le monde puisse immédiatement identifier et a déjà manipulé. Par leur suspension, je leur donne aussi un élan performatif.

 

Couple de chaises, 2016 - Sculptures. Dimensions 2 x 40 cm / 72 cm / 47 cm ©ADAGP - Nicolas Tourte / Galerie Laure Roynette
Couple de chaises, 2016 – Sculptures. Dimensions 2 x 40 cm / 72 cm / 47 cm
©ADAGP – Nicolas Tourte / Galerie Laure Roynette

 

N’ont-elles pas aussi un caractère sexué ?
L’idée du genre est plus anecdotique mais on peut toutefois déterminer laquelle est mâle et l’autre femelle. On retrouve ce caractère sexué sur le visuel des deux lunes du carton d’invitation qui évoque les trompes de fallope et autres organes jumeaux. Je voulais que se retrouve par ces lunes l’idée d’influence et des cycles, ces liens entre les éléments naturels (vents, marées, phénomènes géologiques…) et célestes. Et rendre compte aussi de cette mécanique invisible qui crée les cycles auxquels nous sommes soumis.

N’exprimes-tu pas le désir que ces objets ou éléments échappent d’une certaine manière à ce qu’ils pourraient représenter ?
J’ai envie que ces objets, chaises, lunes, plaque d’égout…,  restent libres. Pour cela je les fais sortir du champ commun pour leur offrir une nouvelle existence et que chacun puisse avec eux se projeter dans une direction ou une autre.

(1) Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ?,  éditions La Découverte Poche / Essais n°49, mars 1998.

 

 

Deux lunes, 2016 - Dispositif vidéo. Dimensions ø 100 cm ©ADAGP - Nicolas Tourte / Galerie Laure Roynette
Deux lunes, 2016 – Dispositif vidéo. Dimensions ø 100 cm
©ADAGP – Nicolas Tourte / Galerie Laure Roynette

 

Paysage, va et vient, 2016 - Vidéo 1080P en boucle ©ADAGP - Nicolas Tourte / Galerie Laure Roynette
Paysage, va et vient, 2016 – Vidéo 1080P en boucle
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