Naturellement / Texte de Bernard Lallemand pour l’exposition Earth wind & fire à l’espace Frontière$

Naturellement

En 1960 le peintre Yves Klein et le critique d’art Pierre Restany fondent le mouvement des « nouveaux réalistes » qui conduit les artistes à abandonner la représentation de la réalité pour la réalité elle-même comme matériau. Dans ce groupe on trouvait Arman, César, Martial Raysse, Raymond Hains, Daniel Spoerri, Jean Tinguely, Jacques Villeglé …

A la même époque (1968) un autre mouvement de grande ampleur se développe. Il concerne la nature comme matériau. Les artistes du « Land Art » abandonnent la représentation pour travailler directement avec des matériaux naturels comme la neige (Dennys Oppenheim), la terre (Robert Smithson), la foudre (Walter de Maria), les pierres (Richard Long), les feuilles (Nils Udo), le bois et les pierres (Andy Goldworthy). Leurs installations étaient réalisées sur les lieux-mêmes où se situaient les matériaux, c’est à dire en pleine nature. Bien sûr, par leur spécificité, ces œuvres se voulaient éphémères.

Les artistes souhaitaient quitter les musées et les galeries afin de véritablement sortir des sentiers battus . L’œuvre doit être une véritable expérience liée au monde réel et non plus une valeur marchande vouée à une élite.

Par la suite certains artistes du Land Art intégrèrent les musées et les galeries. C’est le cas de Richard Long et Wolfgang Laib (pollen et lait).

Avec le recul, on peut penser que ces artistes eurent une intuition artistique de l’écologie.

Pour Nicolas Tourte, qui appartient à une génération où les protocoles du Land Art n’ont plus court, l’intérêt pour la nature est indéniable. Il s’inscrit dans un mode opératoire « post moderne » constitué par une hybridation des médiums : l’association objets/vidéos ou sculptures/installations intégrant des vidéos.

On trouve des traces de ces hybridations chez les artistes de l’exposition «Photography into Sculpture» au Moma de New-York en 1970 et plus récemment dans « L’image dans la sculpture » au Centre Pompidou en 2013.

Bien qu’intégrant des processus esthétiques ou formels, l’intérêt du travail de Nicolas Tourte se trouve ailleurs. Il se situe dans sa posture chamanique.

A partir d’œuvres symboliques et spirituelles, il réunit les choses au lieu de les séparer. Comme chez les amérindiens, pour qui la vénération de la nature occupait une place primordiale dans la vie spirituelle.

Plutôt qu’une vision écologiste engagée politiquement comme celle de Joseph Beuys (1), nous pourrions ici parler d’une sensibilité cosmique et moléculaire. Mais c’est l’aura poétique qui entoure les réalisations de Nicolas Tourte qui leur donne leur dimension spirituelle.

Earth, wind & fire est le titre générique donné par l’artiste à cette exposition. Au-delà du clin d’œil au groupe disco-funk de Chicago des années 70, il s’agit d’un parcours énigmatique et sensible auquel nous sommes conviés. L’artiste met en relation plusieurs de ses œuvres comme autant d’éléments qui s’avèrent être en réalité des leurres visuels, des illusions d’optique.

Parmi eux : « Contre-temps totémique » un totem dont les ailes sont remplacées avec humour par des plumes fixées à des mandrins. Elles tournent sur elles-mêmes de façon aléatoire et finissent par simuler l’envol. « Eau noire » : dans un coffret de bois ancien, nous apercevons des strates creusées comme la maquette d’une mine à ciel ouvert ou celle de fouilles archéologiques qui laissent apparaître le mouvement fascinant d’une eau noire et profonde comme le charbon. Sur le côté du coffret sont disposées quelques pierres. On pense à la mallette d’un géologue de l’époque anthropocène (2) oubliée au fond d’un grenier. « Paraciel » : les parapluies, objets usuels qui d’ordinaire nous protègent de la pluie ou parfois du soleil, reflètent l’image d’un ciel bleu dans lequel défilent des nuages et semblent ici avoir capturé le ciel tout entier. « Sun light » : il ne s’agit pas de la lumière du soleil comme son nom l’indique mais d’un goutte à goutte, aux couleurs saturées qui nous apparaît comme appartenant au monde organique. En fait il est d’origine minéral. L’« Épicentre étalon » : sur une poutre on distingue une sorte de paysage volcanique sculpté à même le bois. En réalité il s’agit d’une barre d’attache pour chevaux creusée par leurs dents.

Bernard Lallemand

(1) Joseph Beuys (1921-1986) Artiste mythique de scène artistique des années 70. Né en 1921 en Allemagne.

Son œuvre, à la fois symbolique et autobiographique, s’inspire directement des épisodes de sa vie. Il invente une œuvre d’art totale incluant sa vie. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il est enrôlé comme pilote dans l’armée de l’air allemande. Son avion s’écrase en Crimée. Recueilli par des nomades Tartares qui lui donnent du miel en guise de nourriture, il revient à la vie, recouvert de graisse et enroulé dans des couvertures de feutre. Cette expérience marquera son œuvre : on retrouve chez Beuys l’utilisation de feutre gris, parfois marqué d’une croix rouge, symbole de la souffrance. Également l’utilisation de la graisse, du miel, parfois du sang ou encore du soufre.

Beuys donnera à ses actions une dimension symbolique chamanique en lien avec son expériences de guérison, Il avait d’ailleurs entrepris des études de médecine avant la guerre. Il aspire au changement et il compte l’exprimer dans son art, mais surtout il entend à ce que son art participe au changement de la société. Dans sa célèbre performance I like America and America likes me (1974), Beuys partage pendant trois jours l’espace de la galerie new-yorkaise de René Block avec un représentant des tout premiers habitants d’Amérique du Nord : un coyote.

Il y a une pensée chamanique dans ce changement, qui est aussi, pour Beuys, ce qu’il nomme une « régénération ».

Beuys fût très engagé au service de l’écologie politique, à la Documenta 7 et réalise le projet 7000 chênes qui consistait à inviter les gens à planter sept mille chênes sur le territoire planétaire. Il participera à la création du mouvement « vert » allemand.

(2) Terme inventé par Paul Crutzen, météorologue et chimiste de l’atmosphère (Prix Nobel de chimie en 1995), l’Antropocène est l’idée que la planète Terre serait entrée dans une nouvelle ère, une nouvelle époque géologique définie par l’action de l’Homme. A noter également à ce sujet l’exposition « Crash test » à La Panacée de Montpellier en 2018, organisée par Nicolas Bourriaud.

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Organ_icon // Exposition collective

Bureau d’Art et de Recherches / PPGM –  Roubaix
Du 9 mars au 15 mai 2018

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Avec : Franck Ancel, David Ayoun, Pascal Bernier, Joachim Biehler, Corine Borgnet, Emilie Breux, Greig Burgoyne, Antoine Caruel, Claude Cattelain, Olivier Classe, Sandy Cloupeau, Arnaud Cohen, Gilbert Coqalane, Claudie Dadu, Wim Delvoye, Marie Noëlle Deverre, David Droubaix, Aurélie Dubois, Romuald Dumas-Dandolo, Evor, Juliette Feck, Laure Foret, Francine Flandrin, Guillaume Fouchaux, Bertrand Gadenne, Rohan Graëffly, Æmor Houidé, Joël Hubaut, Cécile Hug, Virginie Jux, Agapanthe : Konné & Mulliez, Pham Kieu Trinh, Catherine Larré, Bernard Lallemand, David Leleu, Sylvain Paris, Anne Paris, Agnès CH Peeters, Fabrice Poiteaux, Jérôme Progin, Julien Pronau & Céline Grehan, Robert Quint, Rémi Tamain, Nicolas Tourte, E.T. , Peggy Viallat, Mathieu Weiler.