Vues stratigraphiques

Voilà plus de vingt ans que Nicolas Tourte photographie des fragments de paysage qu’il ordonne ensuite par strates, dressant des vues en coupes géologiques. Ces photomontages avoisinant les trois cent semblent aborder tant la formation de notre Terre que la variété des érosions ou des exploitations qu’elle subit. On y aperçoit des traces de passages, celui du temps tout autant que ceux des bêtes, ou encore ceux des hommes et de leurs machines. Les jeux de lignes, de coupes, de veines, de tranches révélant le métamorphisme des roches et des sédiments nous donne à voir des motifs complexes qui constituent par leur juxtaposition une sorte de catalogue graphique des mouvements de la croute terrestre.

Ces vues stratigraphiques organisent une accumulation forcenée de signes recomposées, passées à la moulinette ou au presse purée, contraignant l’image de la même manière que les temps géologiques ont contraint la surface terrestre, se faisant dresser les montagnes et creuser les océans. Il y a là dedans des forces telluriques pétrissant et triturant les couches jusqu’a rendre courbe et flasque toute matière, coulant et s’étalant comme un trait de peinture lentement brossé. Ce sont des architectures naturelles improbables qui redessinent l’écorce terrestre pour mieux l’appréhender, s’approchant peu ou prou des échelles temporelles qui les ont façonnées et dont nous sommes exclus tant notre existence sur cette terre se réduit comparativement à peau de chagrin.

Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage, nous conseillait Nicolas Boileau, comparant le travail du poète à celui minutieux de la couturière. Ce vers prendra toute sa dimension en regard de l’accumulation répétitive mise en œuvre. Comme s’il s’agissait de revenir sans cesse à la même besogne pour s’assurer que ni le temps passé ni les gestes répétés ne laissent fuir les âges, comme si la répétition inlassable du même dispositif permettrait d’en comprendre le mécanisme, ou du moins d’en conjurer les effets. On pensera au mythe de Sisyphe, roulant éternellement une lourde pierre ronde, mais qui ici creuserait un sillon transperçant profondément la roche à tel point que la colline en serait traversée de part en part puis creusant encore à tel point que cette même colline s’inverserait dans les tréfonds. Ce qui est dessus se retrouverait en dessous. Ainsi s’érigent ces murailles comme autant de demeures mises sens dessus dessous, notre maison commune, la Terre, soudainement mise à nue et secouée, ébranlée et découpée, autant de pièces éparses que l’on visite hagard, et dont les motifs des tapisseries et autres ornementations murales nous rappellent la splendeur d’un spectacle millénaire dont nous ne saisissons qu’une infime partie.

Pascal Marquilly

Texte écrit pour l’exposition « Terrain vague » à la Sécu (espace d’art contemporain) et le projet art-science « IEAC » janvier 2024

Vessie et lanterne magique

Dans le cadre de notre parcours Les quartiers d’art, Nicolas Tourte était en résidence au centre des arts plastiques le quARTier de Fresnes-sur-Escaut en octobre dernier. A cette occasion, deux œuvres nouvelles furent créées sur place avec un groupe d’habitantes de la commune. A compter du 18 novembre, celles-ci furent exposées pendant un mois au sein d’une large rétrospective consacrée au travail de l’artiste.

C’est une situation que tout le monde a déjà expérimentée. Soudain quelque chose se met à clignoter dans la tête en écho à ce qui vient de s’allumer dans les yeux. Ce « quelque chose » peut être un mot, une expression – pourquoi pas un titre de film ou de chanson -, qui s’impose spontanément à notre esprit à la vue de tout autre chose et qui résonne en nous. De fil en aiguille, voilà qu’idées et images s’enchainent entre elles et que ça se met à raisonner pour de bon. A s’immiscer, à évoquer, à susciter, à provoquer… Bien souvent on laisse filer ou l’on choisit de s’arrêter là, de mettre un terme à l’expérience. Peu nombreux sont ceux qui vont jusqu’à donner forme à ce qui s’apparente à une petite illumination, façon ampoule qui apparaît au dessus de la tête. Nicolas Tourte est de ceux-là.

Lorsqu’il regarde le monde qui l’entoure, comme lorsqu’il l’observe au travers des créations des artistes qui lui sont chers (on peut citer Warhol, Duchamp, Matta-Clark sans risque de trop se tromper), Nicolas Tourte met des mots sur ses impressions, sur ses sensations. Il nomme les choses non pas pour les dire ou les écrire mais pour les penser. Les penser comme le fait un artiste, comme le fait un poète peut-être, c’est-à-dire en images… Bien que manifestement plastique, sa démarche – ou plus simplement sa façon de voir, de faire – relève d’allers-retours sémantiques incessants entre images et mots, entre mots et images, comme en témoigne notamment le soin tout particulier qu’il apporte au choix des titres de ses œuvres.

C’est ainsi en poète-artiste qu’il se montre curieux des expériences et découvertes scientifiques, se penchant tour à tour sur la température de fusion du verre, le fonctionnement de la rétine ou encore les propriétés des trous noirs. Phénomènes physiques, biologiques ou astronomiques le passionnent et déclenchent en lui, par recoupements successifs (marabout, bout de ficelle), des intuitions esthétiques qui finissent par se concrétiser sous la forme d’installations alliant le plus souvent travail du bois et projection vidéo, ou encore diffusions sonores, photomontages et confection d’objets sculpturaux aussi ludiques que de nature à nous questionner sur notre relation à la réalité et à ses usages quotidiens (porte-manteau bicéphale, balais à angle droit, chaises à excroissances, tréteau à fessée…).

L’ensemble ressortit à la fois d’une démarche high-tech et d’une logique ouvertement artisanale, low-tech donc. L’univers de l’artiste témoigne en effet de son amour des matériaux naturels tel que le bois qu’il se plait à sculpter, à façonner, à polir avec grand soin dans la plus pure tradition de la menuiserie (cf. notamment la pièce intitulée « Les promesses de l’ombre »), autant que d’une aisance à manier les outils numériques tels que ceux mis à sa disposition par le FabLab situé au quARTier de Fresnes-sur-Escaut.


Si elle est une des caractéristiques matérielles principales de l’œuvre de Nicolas Tourte, ce curieux attelage d’artisanat et de technophilie joyeuse est également inhérent à son propos. Il y a en effet quelque chose du Georges Méliès des « Voyages à travers l’impossible » dans la volonté de l’artiste de jouer des leurres et autres effets d’optique, non pour nous faire prendre des vessies pour des lanternes mais au contraire pour nous dévoiler ce qu’une simple lanterne peut avoir de proprement magique. Pour le dire autrement, l’œuvre de Nicolas Tourte révèle des pans entiers de notre réalité en même temps qu’elle fait apparaître les moyens mêmes par lesquels elle les donne à voir, lesquels participent pleinement de sa capacité d’enchantement.

Johan GRZELCZYK

Parcours Parallèle par Céline Berchiche

Les œuvres créées par Nicolas Tourte pour « Parcours Parallèle » à l’issue d’une résidence, ont toutes un lien étroit avec les lieux où elles sont exposées. Elles résonnent avec leur environnement quand elles ne portent pas directement la trace de l’intervention des habitants comme dans Les portraits tournés, portraits des habitants réalisés par eux-mêmes sur des tours à bois, avec un procédé complexe mis au point par l’artiste pour cette exposition.

Le nœud sans fin, œuvre réalisée en bois et reprenant un symbole bouddhiste signifiant, entre autre, le bon augure, réconcilie en une pièce, art, nature et culture, à l’image de ce que fut la vie de Guillaume de Rubrouck. Sur ce nœud sans fin sont projetées des images d’eau en mouvement, dans un cycle ininterrompu auquel se rajoute les incantations enregistrées d’une chamane. L’ensemble produit un effet hypnotique et apaisant. On retrouve cet effet dans Alvéoles, l’oeuvre créée pour la Maison de Jeanne Devos. Dans une structure en bois composée de 42 alvéoles se déplacent -dans chaque alvéole et dans tous les sens- des petits éléments blancs sur un fond noir, tels des poussières d’étoiles. Chaque vie est cloisonnée par les contours hexagonaux sur lesquels ces micro-organismes rebondissent, ces vies étant différentes dans chacune des alvéoles.

Si dans Nœud sans fin et dans Alvéoles, notre œil est invité à suivre les mouvements soit de l’eau soit des micro-particules c’est à une projection mentale et à notre imagination qu’il s’agit de rebondir puisque pour la Maison de l’Abbé Lemire Nicolas Tourte a construit un boomerang monumental : Les promesses de l’ombre. On remarquera la précision et la grande attention prêtées au traitement du bois, un matériau qu’il aime travailler pour son côté brut, accessible, renouvelable et vivant. L’artiste avec facétie se plaît à imaginer la machine qui pourrait l’envoyer en l’air puisque ce boomerang est techniquement capable de voler. Là encore il s’agit de mouvement et de déplacement en l’occurrence ici une référence aux soldats australiens venus combattre en France et dont les familles échangèrent avec l’Abbé Lemire.

Le mouvement c’est le temps, l’artiste est très sensible aux cycles ; de vie, de l’eau, de la nature. Enfant déjà il s’intéressait aux insectes, à la gemmologie, la géologie, il voulait comprendre comment cela fonctionnait et où était sa place. « Ce que je fabrique m’aide à avancer dans ce chemin qui mêle sciences et matériaux qui gardent l’empreinte du passé organique et géologique » confia Nicolas Tourte. De fait son œuvre interroge notre façon d’être au monde, de l’habiter, d’influer sur lui. Quelles sont, quelles seront les traces que nous laisserons ? L’art est une possible réponse car il permet d’entrevoir différents mondes, chaque œuvre étant un monde en soi. Il rend actif, à l’instar de l’Ultime soutien réalisée également pour la Maison de L’Abbé Lemire, une œuvre dont nous pouvons faire le tour pour voir tous les mondes. Table lumineuse sur laquelle se reflètent des images du ciel et d’où jaillit une volumineuse souche d’arbre. La souche donne l’impression d’être là depuis toujours et qu’elle pourrait y rester pour l’éternité, n’oublions pas qu’en biologie la « souche » est la naissance d’un monde.

Comme le point d’orgue de l’exposition et reprenant les thèmes chers à l’artiste, Lacrimae, l’œuvre exposée à la Confrérie des Compagnons du vin de Flandre a la forme d’un cercle symbole d’unité et d’universel. Sur ce cercle sont projetées des images du ciel et à sa surface coulent lentement, presque mélancoliquement deux gouttes. Réflexion sur notre monde ? Interrogation métaphysique, nul ne sait, l’œuvre s’intitule Lacrimae.

Céline Berchiche.

Au-delà des nues, Paraciel de Nicolas Tourte

Vaporeux, cotonneux, ouaté, molletonné, absorbant, aérien, doux, le champ lexical du coton pourrait être le même que celui du nuage rien donc d’étonnant à ce que Paraciel, œuvre de Nicolas Tourte soit installée dans la salle de la machine à vapeur au sein de l’exposition « Coton, dissonances artistiques ». Le nuage est par essence instable et insubstanciable, pourtant au XXIème siècle beaucoup d’artistes ont voulu le capturer, le mettre en boîte, reproduisant même ses conditions d’apparition. Face à ces œuvres où le nuage est sujet, force est de constater qu’il continue d’exercer la même fascination que chez les artistes de la Renaissance ou du XIXème siècle. La place du nuage dans l’histoire de l’art occidental est complexe car sa fonction varie selon les époques, c’est pourquoi nul ne saurait dire quelle est la fonction des nuages de Nicolas Tourte ; les interprétations sont libres. Dans Paraciel, des nuages en mouvement sont projetés sur un parapluie posé à même le sol, le tissu du parapluie sert d’écran et de toile. Un parapluie protège de la pluie, un paratonnerre du tonnerre, de quoi protège Paraciel ? Est-ce pour éviter que le ciel nous tombe sur la tête que
Nicolas Tourte a construit un Paraciel ? La chute du ciel, réfère à la cosmogonie celtique où la voûte céleste est soutenue par des colonnes – ainsi qu’aux mythologies nordiques notamment au Ragnarök germanique. Le nuage est plastique, il varie et n’est jamais le même, symbole de douceur cotonneux et ouaté, il peut aussi être inquiétant, suspect, angoissant, ses contours pouvant se dissoudre jusqu’à totale évaporation c’est-à-dire
disparition. N’est-ce pas alors notre finitude que Nicolas Tourte interroge par/avec ce Paraciel ?
Dimension eschatologique chez les Celtes, dimension spirituelle et sacrée pour les
hommes de la Renaissance, quelle dimension cette représentation revêt-elle pour nous aujourd’hui ? Dans une de ses installations, Homo Disparitus, il fallait lever la tête vers un oculus de la Renaissance pour voir apparaître, par un trou dans un plafond effondré, le ciel et ses nuages. Dans Paraciel, le parapluie est échoué au sol, il nous faut baisser la tête, à l’ère de l’anthropocène, la chute est-elle déjà là ? Peut-être mais Paraciel nous
protège, il y a de l’espoir, c’est là sa poésie.

Céline Berchiche






Céline Berchiche
Docteur en histoire de l’art




Délice de Nicolas Tourte

Une sculpture pour un parc à Chevilly Larue, une forme simple pour évoquer un enjeu actuel

Cette sculpture pour un parc à Chevilly Larue s’inscrit dans une dynamique de commandes publiques d’œuvres qui deviennent des marqueurs du paysage urbain tout en portant un message. Nicolas Tourte offre aux habitants et riverains une pièce qui à la fois s’inscrit comme point d’intérêt dans un parc pour être contemplée de loin et dont l’aspect se modifie selon le contexte météorologique.

Chevilly Larue est une des villes qui accorde une grande importance à l’Agenda 21 [1]. Dans le cadre de sa politique engagée en faveur du développement durable, avec notamment l’objectif n°8 de ce programme « Faire de l’espace public un lieu de vie, de rencontre, et de nature » et en s’appuyant sur la fiche action n°16 « Créer des zones artistiques dans les rues », la commune a proposé un appel à projet à destination des artistes intitulé « L’empreinte écologique de l’art ». Ils étaient invités à répondre à celui-ci en proposant une œuvre dont l’enjeu était d’inciter un changement de regard sur le changement climatique tout en utilisant des matériaux écologiques et durables. Nicolas Tourte, le lauréat, y trouve l’occasion de poursuivre son exploration artistique de la ville à la suite de la création de son installation in situ pour l’exposition « Métamorphoses du quotidien » à la Maison des arts plastiques Rosa Bonheur [2]. Il avait installé une sculpture-architecture qui prenait appui sur une fenêtre-hublot de l’espace d’exposition. Celle-ci créait à la fois un point de vue telle une jumelle sur l’extérieur et était support à une projection vidéo cyclique nous emmenant vers un univers cosmique.

Le cercle et les notions de cycle et d’infini caractérisent l’ensemble de sa pratique artistique. Nicolas Tourte voit dans la forme circulaire un symbole du temps et de la vie comme éternel recommencement. Sa sculpture Délice a pour origine son enquête du site proposé par la ville et une attention envers la circulation du regard du visiteur et promeneur. Elle est visible de loin et nous invite à descendre dans le parc et à continuer la balade.

L’artiste a choisi l’acier corten, un matériau entièrement recyclable à l’infini et durable dans le temps. Si son œuvre paraît forte et comme un signal, elle est en devenir. Située volontairement dans un bassin de rétention d’eau, elle n’est complète qu’une fois inondée. Un miroir d’eau accueillera ses reflets durant certaines périodes de l’année. Telle une roue, elle fait écho à l’éternel retour à la terre. Nous individus, nous ne faisons que passer. Délice évoque à la fois une boucle temporelle et le caractère éphémère de nos vies. Les flèches en creux suggèrent un futur proche et nous mettent en garde contre les effets des bouleversements climatiques. Celles-ci indiquent également des directions à suivre allant dans un sens infini. N’y-a-t-il pas là l’image d’un changement qui n’en finit pas et d’un processus naturel, un renouveau perpétuel ? Cette œuvre combine à la fois l’idée du jeu et celle d’une action qui ne s’arrête jamais. Elle contient des références multiples qui nécessitent qu’on s’y intéresse pour les découvrir.

Cette sculpture s’inscrit dans une dynamique de commandes publiques d’œuvres qui deviennent des marqueurs du paysage urbain tout en portant un message. Nicolas Tourte offre aux habitants et riverains une pièce qui à la fois s’inscrit comme point d’intérêt dans un parc pour être contemplée de loin et dont l’aspect se modifie selon le contexte météorologique. Elle met en évidence les variations du temps et ce que certaines conditions climatiques produisent sur notre environnement. Elle parle d’une problématique qui nous touche tout en nous laissant libres d’y voir d’autres histoires. Tel serait le rôle de l’art, nous convier à une expérience sensible et faire naître des réflexions. L’artiste a su tirer parti des contraintes de l’appel à projet pour faire naître cette forme qui poursuit ses recherches esthétiques et plastiques. Les habitants se sont déjà appropriés cette œuvre que l’on attend maintenant découvrir sous un autre jour.

Article de Pauline Lisowski pour TK21:
https://www.tk-21.com/Delice-de-Nicolas-Tourte

Notes

[1] Un programme local d’actions en faveur du développement durable.

[2] Exposition collective à la Maison de arts plastiques Rosa Bonheur avec les artistes
Nicolas Tourte \ Julie Legrand \ Laurence Nicola \ Marie Denis \ Hélène Muheim \ Eudes Menichetti \ Angèle Guerre \ Éloïse Van der Heyden \ Katia Bourdarel \ Laurent Debraux \ Laurent Pernot \ Laure Tixier \ Carolein Smit \ Amandine Gollé \ Lionel Sabatté \ Laurence Gossart \ Luc Doerflinger \ Yves Helbert \ Maylis Turtaut, Commissariat : Pauline Lisowski avec la collaboration de Fabienne Leloup. Collaboration artistique : Marie Denis, du 6 mars au 11 avril 2020 puis du 7 septembre au 3 octobre 2020.

Paradigma

Nicolas Tourte est un bricoleur de rêve qui mélange sculpture et vidéo. Un travail protéiforme qui explore à sa manière le merveilleux du réel, le fantasme des forces naturelles. Rapport à la nature qui joue, à mon sens,  de notre impossibilité à nous sentir en  symbiose avec elle. Ici elle est clairement intouchable pour l’humain qui reste derrière la vitre de sa culture et qui la regarde avec distance. Par habitude l’homme contemple le réel et la nature, entre solitude et plénitude. C’est par le truchement technique et la ré-interprétation de ces sensations « naturelles » que Nicolas Tourte invente des structures sensibles; Jouant à la fois de la simplicité formelle et de la complexité aléatoire des forces physiques telles que les nuages,  les ciels, la pluie, les rivières. Les flux hydrométriques se lient superbement aux flux vidéo tout en étant  confinés dans des structures sobres et fermées. L’exposition PARADIGMA se construit autour de la pièce Au nord du futur (2019), qui joue de l’eau, du bois et de sons qui résonnent de la pièce elle-même.

David Ritzinger, 2019.

(Texte écrit pour l’exposition Paradigma en septembre 2019 à La Belle Époque [Arts contemporains])

Naturellement / Texte de Bernard Lallemand pour l’exposition Earth wind & fire à l’espace Frontière$

Naturellement

En 1960 le peintre Yves Klein et le critique d’art Pierre Restany fondent le mouvement des « nouveaux réalistes » qui conduit les artistes à abandonner la représentation de la réalité pour la réalité elle-même comme matériau. Dans ce groupe on trouvait Arman, César, Martial Raysse, Raymond Hains, Daniel Spoerri, Jean Tinguely, Jacques Villeglé …

A la même époque (1968) un autre mouvement de grande ampleur se développe. Il concerne la nature comme matériau. Les artistes du « Land Art » abandonnent la représentation pour travailler directement avec des matériaux naturels comme la neige (Dennys Oppenheim), la terre (Robert Smithson), la foudre (Walter de Maria), les pierres (Richard Long), les feuilles (Nils Udo), le bois et les pierres (Andy Goldworthy). Leurs installations étaient réalisées sur les lieux-mêmes où se situaient les matériaux, c’est à dire en pleine nature. Bien sûr, par leur spécificité, ces œuvres se voulaient éphémères.

Les artistes souhaitaient quitter les musées et les galeries afin de véritablement sortir des sentiers battus . L’œuvre doit être une véritable expérience liée au monde réel et non plus une valeur marchande vouée à une élite.

Par la suite certains artistes du Land Art intégrèrent les musées et les galeries. C’est le cas de Richard Long et Wolfgang Laib (pollen et lait).

Avec le recul, on peut penser que ces artistes eurent une intuition artistique de l’écologie.

Pour Nicolas Tourte, qui appartient à une génération où les protocoles du Land Art n’ont plus court, l’intérêt pour la nature est indéniable. Il s’inscrit dans un mode opératoire « post moderne » constitué par une hybridation des médiums : l’association objets/vidéos ou sculptures/installations intégrant des vidéos.

On trouve des traces de ces hybridations chez les artistes de l’exposition «Photography into Sculpture» au Moma de New-York en 1970 et plus récemment dans « L’image dans la sculpture » au Centre Pompidou en 2013.

Bien qu’intégrant des processus esthétiques ou formels, l’intérêt du travail de Nicolas Tourte se trouve ailleurs. Il se situe dans sa posture chamanique.

A partir d’œuvres symboliques et spirituelles, il réunit les choses au lieu de les séparer. Comme chez les amérindiens, pour qui la vénération de la nature occupait une place primordiale dans la vie spirituelle.

Plutôt qu’une vision écologiste engagée politiquement comme celle de Joseph Beuys (1), nous pourrions ici parler d’une sensibilité cosmique et moléculaire. Mais c’est l’aura poétique qui entoure les réalisations de Nicolas Tourte qui leur donne leur dimension spirituelle.

Earth, wind & fire est le titre générique donné par l’artiste à cette exposition. Au-delà du clin d’œil au groupe disco-funk de Chicago des années 70, il s’agit d’un parcours énigmatique et sensible auquel nous sommes conviés. L’artiste met en relation plusieurs de ses œuvres comme autant d’éléments qui s’avèrent être en réalité des leurres visuels, des illusions d’optique.

Parmi eux : « Contre-temps totémique » un totem dont les ailes sont remplacées avec humour par des plumes fixées à des mandrins. Elles tournent sur elles-mêmes de façon aléatoire et finissent par simuler l’envol. « Eau noire » : dans un coffret de bois ancien, nous apercevons des strates creusées comme la maquette d’une mine à ciel ouvert ou celle de fouilles archéologiques qui laissent apparaître le mouvement fascinant d’une eau noire et profonde comme le charbon. Sur le côté du coffret sont disposées quelques pierres. On pense à la mallette d’un géologue de l’époque anthropocène (2) oubliée au fond d’un grenier. « Paraciel » : les parapluies, objets usuels qui d’ordinaire nous protègent de la pluie ou parfois du soleil, reflètent l’image d’un ciel bleu dans lequel défilent des nuages et semblent ici avoir capturé le ciel tout entier. « Sun light » : il ne s’agit pas de la lumière du soleil comme son nom l’indique mais d’un goutte à goutte, aux couleurs saturées qui nous apparaît comme appartenant au monde organique. En fait il est d’origine minéral. L’« Épicentre étalon » : sur une poutre on distingue une sorte de paysage volcanique sculpté à même le bois. En réalité il s’agit d’une barre d’attache pour chevaux creusée par leurs dents.

Bernard Lallemand

(1) Joseph Beuys (1921-1986) Artiste mythique de scène artistique des années 70. Né en 1921 en Allemagne.

Son œuvre, à la fois symbolique et autobiographique, s’inspire directement des épisodes de sa vie. Il invente une œuvre d’art totale incluant sa vie. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il est enrôlé comme pilote dans l’armée de l’air allemande. Son avion s’écrase en Crimée. Recueilli par des nomades Tartares qui lui donnent du miel en guise de nourriture, il revient à la vie, recouvert de graisse et enroulé dans des couvertures de feutre. Cette expérience marquera son œuvre : on retrouve chez Beuys l’utilisation de feutre gris, parfois marqué d’une croix rouge, symbole de la souffrance. Également l’utilisation de la graisse, du miel, parfois du sang ou encore du soufre.

Beuys donnera à ses actions une dimension symbolique chamanique en lien avec son expériences de guérison, Il avait d’ailleurs entrepris des études de médecine avant la guerre. Il aspire au changement et il compte l’exprimer dans son art, mais surtout il entend à ce que son art participe au changement de la société. Dans sa célèbre performance I like America and America likes me (1974), Beuys partage pendant trois jours l’espace de la galerie new-yorkaise de René Block avec un représentant des tout premiers habitants d’Amérique du Nord : un coyote.

Il y a une pensée chamanique dans ce changement, qui est aussi, pour Beuys, ce qu’il nomme une « régénération ».

Beuys fût très engagé au service de l’écologie politique, à la Documenta 7 et réalise le projet 7000 chênes qui consistait à inviter les gens à planter sept mille chênes sur le territoire planétaire. Il participera à la création du mouvement « vert » allemand.

(2) Terme inventé par Paul Crutzen, météorologue et chimiste de l’atmosphère (Prix Nobel de chimie en 1995), l’Antropocène est l’idée que la planète Terre serait entrée dans une nouvelle ère, une nouvelle époque géologique définie par l’action de l’Homme. A noter également à ce sujet l’exposition « Crash test » à La Panacée de Montpellier en 2018, organisée par Nicolas Bourriaud.

Ceci n’est pas un texte critique / Luc Brou / Catalogue de l’exposition Visions intermédiaires

Ceci n’est pas un texte critique

Tel un chargé de projet de l’expérience en magasin explorant les allées du bureau des questions du futur, j’arpente les espaces imaginaires de Nicolas Tourte, dont la malice dans le regard se coordonne à une forme douce-amère de mélancolie, pas noire, légère, élégante, à la façon d’un Tristram Shandy1.
Je suis un marcheur du ciel, j’écoute la voix détournée de Rickie Lee Jones par The Orb dans Little Fluffy Clouds2 : «  Il y avait toujours des petits nuages cotonneux, c’était beau, en fait c’étaient les plus beaux ciels. Les couchers de soleil étaient pourpre, rouge, jaune et les nuages se saisissaient des couleurs. J’avais l’habitude de les observer tout le temps quand j’étais enfant.  »
Les nuages me portent aussi haut et loin que je peux aller et Julie Kristeva3 me glisse à l’oreille qu’il y a un besoin de croire qui précède le désir de savoir.
En 1787, le Suisse Horace-Bénédict de Saussure a tenté l’inverse en inventant le cyanomètre, instrument capable de mesurer la profondeur du bleu du ciel afin de prédire le temps et dont aujourd’hui il reste la poésie. Il voulait rapporter un échantillon du ciel. Comme l’écrivait Henry David Thoreau dans sa correspondance à Ralph Waldo Emerson : «  Dieu merci ils ne peuvent pas abattre les nuages  »4
Il aurait pu tout aussi bien signer Le Manifeste du nuage5 :
Nous croyons que les nuages sont injustement dénigrés et que la vie sans eux serait incommensurablement pauvre.
Nous jurons de combattre la pensée «  ciel-bleu  » partout où nous la trouverons.  La vie serait insipide si nous devions regarder chaque jour des ciels sans nuage.
Nous cherchons à rappeler aux gens que les nuages sont l’expression de l’état d’esprit de l’atmosphère, comme celui d’une personne.
Nous croyons que les nuages sont faits pour les rêveurs et que leur contemplation enrichit l’âme. En réalité, tous ceux qui distinguent des formes dans les nuages économiseront de l’argent en évitant une psychanalyse.
Et donc nous disons à ceux qui veulent l’entendre :
Levez les yeux, émerveillez-vous de l’éphémère beauté, et toujours se souvenir de vivre la tête dans les nuages !

Alors me revient en mémoire des images furtives de Magritte6.
La poésie des nuages.
Ou de Mister Chance7 marchant vers eux dans un ciel d’hiver.
Les nuages, mon temps s’y glisse, c’est l’observatoire de mes divagations, là où se perchent mes amis. Le ciel bleu est une salle d’attente vide. Celui qui vient, peut-être est-ce le plus beau, le plus soyeux au regard, une nappe d’une extrême délicatesse qu’un souffle pourrait déchirer. Ses formes rappellent une voile sous un vent léger, à peine une brise, le contour est irrégulier, des débuts de lambeaux car il s’effondre sur lui-même, comme s’il était soumis aux identiques lois de la matière, c’est un trou blanc au fond duquel perce le bleu.
Les nuages sur un parapluie, un cours d’eau infini, un toit brisé ouvert sur le ciel, Nicolas Tourte fait renaître le plaisir de l’enfance, ces moments de magie composés d’images en mouvement comme une proposition foraine, naturelle et naïve, veut-on croire, nous savons que c’est pour de faux mais comme dans le théâtre d’objets, ce qu’offre son travail ne se dissimule pas, tout y est donné, ludique et joyeux…
Dans sa thèse sur l’(A)pesanteur et art contemporain, Mathilde Jouen8 cite Gilles Lipovetsky dans De la légèreté : « À l’évidence, l’art contemporain s’emploie à prolonger la conquête millénaire de la légèreté esthétique. Aujourd’hui comme hier, s’exerce la fascination de l’aérien consubstantielle à l’esprit humain, l’attrait poétique que représente ce qui nous délivre de notre poids. » Cela convient, délicatesse des images et légèreté donnée aux éléments mais Nicolas Tourte distille le doute en usant d’un humour aussi discret que féroce, relevant typiquement du non-sens, qui suscite d’abord l’amusement puis qui, à force de décalages, dévoile un état possible du réel par l’absurde.
Face à la ludification de notre environnement quotidien, il propose un miroir déformant qui tord le sens commun de nos perceptions au sein d’un parcours dont on ne peut s’échapper. Drôle et inquiétant.

«  Infini, quand tu nous tiens…  »

Luc Brou

1 Sterne Laurence, La Vie et les Opinions de Tristram Shandy Gentleman, (1759-1767), Gallimard, 2012.
2 The Orb, Little Fluffy Clouds, http://www.theorb.com
3 Les nouveaux chemins de la connaissance, conférence de la Sorbonne, 03/02/2017, https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/lannee-vue-par-la-philosophie-55-luniversel-lepreuve-du-mal
4 Thoreau Henry David, Emerson Ralph Waldo, Correspondance (1837-1863), Éditions du Sandre, 2009.
5 https://cloudappreciationsociety.org/manifesto/
6 http://www.magritte.be
7 Ashby Hal, Being There, avec Peter Sellers (1979).
8 Jouen Mathilde, (A)pesanteur et art contemporain (thèse), Université de Paris 8, Esthétique, Sciences et Technologies des arts, 2016

État crépusculaire / texte de Sylvette Gaudichon

Des corps noirs qui tombent et s’amassent jusqu’à gorger l’horizon, jusqu’à l’étouffement, jusqu’à l’effacement de l’humain dans un magma indéfini, puis des paysages, vides, vues stratigraphiques, relevés archéologiques ou géologiques d’un passé proche, ou peut-être d’un futur immédiat. Dans cette installation Nicolas Tourte nous égare. Entre mystification et catalepsie l’artiste se joue de nos sensations et nous donne à voir les sédiments incarnés qui construisent des paysages impeccablement chimériques.

Texte de Sylvette Gaudichon à propos de l’exposition État crépusculaire

Nicolas Tourte par Renato Casiani, catalogue « format à l’italienne VI »

La structure foisonnante et rhizomique du travail de Nicolas Tourte nous enivre dès les premières gorgées visuelles. Comme un catalyseur accélérant notre départ vers un monde poétique, jamais complétement détaché du réel, une rêverie hallucinatoire ou l’ombre de Magritte plane sans cesse. Une pincée de technologie contemporaine réactive les puissants ressorts surréalistes, rehaussés par le titre des œuvres, comme une cerise sur le … Cocktail …!!!! Le tout semble être un Cocktail coloré saupoudré de mescaline, une mixture alchimiste qui fait naitre de fragiles poèmes scintillants. Les oxymores visuelles de Nicolas nous enchantent et nous font chavirer tout en questionnant notre fragile condition humaine Nous voici devenus des « Alices » avec tout ce que cela à d’excitant .

texte de Renato Casiani parut dans le catalogue « format à l’italienne VI »

Micro-détail et gigantisme du sens / Philippe Boisnard

Micro-détail et gigantisme du sens  / Philippe Boisnard

Le téléphone portable est dénoncé comme cet oeil de trop, oeil s’immisçant là où on ne l’attend pas, oeil animé par la curiosité, voulant happer par son optique ce qui n’aurait jamais du être fixé, puisque devant disparaître dans le flux du temps. Le téléphone portable pourtant s’est vu doté peu à peu d’optique de plus en plus puissante, dépassant largement même, les normes des premiers appareils photographiques numériques du marché, lors de leur sortie. Solécisme de l’homme : fascination de ce qu’il critique, aspiration à s’engouffrer dans ce qu’il dénonce.

C’est sans doute cela, cette possibilité offerte par le téléphone portable qu’a su apprécier et explorer Nicolas Tourte. Depuis longtemps, la photographie, avant d’être représentation, pour ce photographe est le lieu de la composition d’une sur-réalité qui échappe à la seule captation du présenté. Travaillant sur des paradoxes, sur l’hétérotopie — de la mise en tension d’espaces hétérogènes — il fait l’expérience du croisement du réel et de l’imaginaire, en quelque sorte il se fait l’écho de ce qu’écrivait Lautréamont par rapport à la beauté : « la rencontre fortuite d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table de dissection ».

Nicolas Tourte aime ajointer et créer des jeux de dimension, bâtir des correspondances entre des éléments hétérogènes voire hétéronomes, ne répondant pas de même logique esthétiques et de sens. Un cercle rouge, ancienne assise de tabouret, surface grise de ciment, support blanc croisé PVC d’une fenêtre ayant perdu ses vitres. Cette capacité loin de pouvoir être réduite à la seule optique photographique tient chez lui d’une poétique de la vision, de cette tension esthétique du sens qui fait que face à l’être, émerge du non-être des champs possibles relationnels. Avec le téléphone portable et sa saisie immédiate, non retravaillée, cet horizon de sa création loin de se réduire, a trouvé le champ immanent d’une pratique atypique de la saisie du flux. Le montage n’est plus celui du collage numérique, n’est plus celui de la mise en perspective de silhouettes anthropoïdes lilliputiennes dans des univers gigantesques, mais il est celui qui se donne à voir, qui se jette à la figure.
Poursuivant sa mise en évidence des paradoxes, des compositions hétérotopiques, il a su saisir dans l’instantané de ce qui a lieu les diffractions du réel et ceci jusqu’à la possible abstraction des éléments, qui encadré dans l’espace photographique ne sont plus présents dans un contexte, mais sont redéfinis, parce qu’orphelins de leur présence, selon de nouvelles parentes. Un cercle orange lumineux, une sorte d’iris dont la pupille serait incandescente, l’oeil du cyclope nous regarde du fond de son obscurité.

Une femme avec une poussette, partant du champ, s’éloignant, en premier plan la rondeur d’amuse gueule apéritif ou de cacahouètes soufflées, suivis de pains secs. Scène de trottoir, où pourtant les deux plans, le proche et le lointain, irrémédiablement se détachent, non seulement par leur motif esthétique, verticale des jambes contre horizontale des petits sphères, noir des couleurs de la robe de la femme contre orange doré des amuses gueules, mais aussi par leur sens, par l’indifférence qui existe entre ces deux présences : l’une, celle de la femme qui s’éloigne, l’autre immobile, celle du motif.

De même, là, cadre d’une surface de ciment, perlé en sa chair de petits cailloux. Cadre de la fixation bétonnée (mur ? trottoir ?) et en son centre, le cercle d’un tube de métal rouillé et découpé. En son milieu un monde en devenir, monde végétal de quelques herbes qui s’aventurent à exister, d’une mousse vert sombre qui se répand et crée les conditions d’une vie au milieu de ce désert de macadam. Paradoxe d’une vie qui repousse le cadre de la nécessité, qui invente son monde, et son devenir esthétique dans le désert de l’impossible.

Deux photographies qui par leur composition interrogent en quel sens notre réel, qui nous semble toujours homogène, parce que tourné vers nous, parce que donné synthétiquement dans une synthèse d’aperception, pourtant est bien un agrégat d’éléments qui dans leur tension, dans leur improbable relation, pourtant crée du poétique.

Heidegger disait poétiquement dans L’expérience de la pensée : que monotone était le chemin du simple pour celui qui était pris par le cours d’un monde dominé par l’essence de la technique. Monotone, car les différences n’apparaissent plus, seraient effacées par une forme d’insensibilisation progressive de notre capacité à apercevoir, à nous laisser toucher par ce qui survient, parce ce qu’il y a. Ces deux photographies nous introduisent justement dans la surprise perpétuelle du simple, de ce qui se plie et se déplie dans la chair du réel et que seul un regard qui se laisse aller et qui sait prendre son temps, réussit à voir.

Ici encore, Rideau de fer, gris, élimé par le temps, et comme un reste incongrue, l’encart d’une affiche orange vif, avec ce simple motif à lire : live.fr. Deux réalités collées l’une à l’autre et qui s’entre-choquent. Là aussi : paysage neigeux d’une mousse de protection en premier plan, avec pour horizon, non pas des montagnes, mais le désordre des files et des tome d’une batterie électronique. Blanc contre gris noir, l’écart devient le motif même de la photographie.

Chaque photographie expérimente la notion d’écart de réel, met en exergue la composition hétéroclite du donné inaperçu. Le motif central ne serait pas ainsi le simple donné matériel, mais la force esthétique de la relation des donnés. Une sorte de lien spirituel entre des éléments hétéroclites pouvant aussi bien jonchés le sol, se répandre contre un mur, ou bien encore être le résultat d’altérations, de lacérations, de décompositions.

C’est pour cela que la perspective est essentielle dans tous ces jeux d’éléments. La perspective : à savoir l’échelle. Si pour une part la photographie par son encadrement réduit toute échelle, elle peut aussi par la décontextualisation de sa capture faire advenir une échelle qui était inaperçue. Des monolithes ancestraux s’érigent au coeur d’une coure murée de brique. Ces formes longues, proches de la forme biologique de la patate donne leur mesure à tout ce qui est vu. Quelle est leur taille ? Sans doute petite comparée à la grille qui les jouxte sur le bord droit. mais là, seulement là, dans la vue, nous les découvrons comme des statues de l’île de Pâques, elles deviennent les traces ancestrales d’une civilisation perdue, dont il ne nous resterait que les vestiges d’une religion dont nous ignorons désormais toutes les arcanes.

Le monde se plie et se redéplie, retrouve ce qu’il est et qui n’est pas vu. Il nous donne à voir par cette saisie, ses distorsions, ses inversions. Monde reflets, une invisible glace s’étant glisser sur une suite de tables, celle-ci se réfléchissant et se dédoublant, recto et verso de réalité. La photographie n’est plus inscrite ainsi dans la représentation, mais elle explore l’invisible jeu des angles du sens. Passionné de détails, clamait Nietzsche. Cette passion est à bien comprendre. Être passif face aux détails, se laisser toucher par leur saillie, leur incise, leur danse et leur choc, leur perturbation, leur vibration atomique qui molécularise des compositions inusitées.

Le sens née de cela : de cette vie infinie qui tisse un réel hétérogène. L’oeil photographique, ce troisième oeil spirituel de la pensée, est ce qui capte en-deçà de toute fixité de la signification prédonnée par le monde social et rationnel, la poétique sur-réelle. La photographie est alors espace de liberté, espace de vie pour le sens, croisée du visible et de l’invisible.

Transfigurations / Julie Crenn

Transfigurations / Julie Crenn

(texte écrit à l’occasion de l’exposition Nicolas Tourte au Musée de Louviers)

Avec une économie de moyens et l’élaboration de processus visuels apparemment simples, Nicolas Tourte parvient immédiatement à nous faire entrer dans son univers où nos repères et codes sont subtilement modifiés. Un monde parallèle et décalé où chaque détail compte. Sculpture, installation, dessin, performance, photographie, photomontage et vidéo sont les médiums qu’il a choisis pour transfigurer le quotidien. Des mediums auxquels il ajoute une pointe technologique et numérique. L’art vidéo joue un rôle primordial dans sa pratique, notamment l’utilisation de systèmes de projections dans l’espace ou directement sur des objets sélectionnés. Celles-ci viennent animer des scènes initialement immobiles. Ainsi sur la fenêtre arrière d’une voiture est projetée l’image d’une groupe d’enfants qui, comme pris au piège du véhicule, crient, se débattent et semblent frapper sur la vitre de la place, 2012; sur un circuit fermé s’écoule violemment l’eau d’une rivière [À la loupe – 2012]. Multiplication, répétition, images en boucle, les projections tournent à l’hypnose et brouillent notre perception. Entre réalité et fiction, l’artiste procède à un art du décalage où l’improbable vient tutoyer le trivial. Click to collapse

Plusieurs œuvres mettent en mouvement des panneaux de signalisation. Ainsi un ouvrier de chantier jette avec sa pelle des cailloux sur le panneau signalant un risque d’éboulement sur la route [WIP – 2010]. Un cerf passe furtivement devant un panneau triangulaire [Cerf vidé – 2009]. Une voiture projette des cailloux dans une tasse indiquant la présence d’une aire de repos [Road sign – 2010]. Une multiplicité de panneaux de sens unique projetés sur des tables de bar renversées [Or-beat – 2010]. L’artiste élabore des story-boards lorsqu’il est au volant, ils sont générés par l’ennui et le caractère redondant de ses trajets. En effet, les panneaux sont des injonctions visuelles que nous fréquentons quotidiennement, sur les routes et dans la rue. Ils nous informent de dangers potentiels, de risques accidentels et nous appellent à la prudence. Une prudence et une obéissance à un code collectif que l’artiste détourne avec humour. Il poursuit sa réflexion ludique autour de la route avec deux vidéos : Arizona Corridor [2009], où sur une route américaine, les lignes centrales jaunes se transforment en une rivière sans fin ; et Trucks [2012], où de chaque côté d’une glissière, deux camions se renvoient un ballon de football comme dans les premiers jeux vidéo des années 1980 simulant une partie de tennis. Les associations sont à première vue simples, efficaces et amusantes. Pourtant, il souligne l’uniformisation de nos paysages, urbains et ruraux, dans laquelle il extirpe des fictions à la fois critiques et soucieuses d’une perception alternative de notre environnement visuel.

Une bouteille de lait s’écoule, quand soudain un jeune cycliste circule dans le lait [Lacté – 2010]. Une apparition humaine impromptue et inattendue. Nicolas Tourte met en place des dispositifs mêlant humour, illusion et jubilations visuelles. Dans sa réflexion plastique et conceptuelle, les objets du quotidien jouent un rôle moteur, par exemple il présente un parapluie ouvert qui se fait l’écran d’un ciel nuageux [Paraciel – 2009]. Chaque installation vidéo est pensée en fonction du lieu où elle est présentée au public. Elle s’adapte aux contraintes architecturales et offre une perception nouvelle de l’espace, qu’il soit sacré, public ou privé. L’artiste envisage l’œuvre comme un objet facilement transportable, malléable et modulable selon les lieux où il expose. En plus des effets spatiaux et visuels, nous notons l’effort produit par l’artiste pour la création des titres de chacune de ses œuvres, de véritables calembours et jeux de mots qui nous guident dans notre lecture des images et des objets. Les titres font partie du processus créatif imaginé à partir d’une vision singulière et ironique de notre société où le matériel prime souvent sur l’humain, la pensée et les sentiments. Il décode avec pertinence notre relation aux objets et met en lumière leur présence envahissante et écrasante.

L’artiste produit des renversements en introduisant des éléments organiques et naturels au sein de paysages urbains aseptisés, déshumanisés. Inversement, il traverse des paysages naturels où il infiltre une présence humaine, un trouble. En ce sens, le photomontage Egaré [2007] peut être considéré comme une œuvre synthèse de sa pratique. Un individu aux membres disloqués, est couché au sol, endormi, mort, blessé? Son corps gît au creux d’un paysage artificiel, bricolé. Il est composé de trognons de pommes et d’un bloc de terre sur lequel poussent de petites brindilles. L’artiste met en scène le corps de la femme, il arrange le décor au moyen d’éléments organiques extraits de leurs milieux ou achetés. De la même manière, une ombre se promène à l’intérieur d’une croûte de pain [Dans la croûte ou sous le manteau – 2009]. Il conçoit un espace truqué, fictif, où la figure humaine peine à trouver sa place. Car il est constamment question de cela, l’échelle humaine par rapport à celui de l’univers. Une réflexion établie dans la série La Trace est Profonde [2009], formée de douze dessins en noir et blanc où la figure humaine, qui, elle est en couleur, nous apparaît comme une incarnation du mythe de Sisyphe. Elle engage un rapport tendu et conflictuel avec des objets appartenant au quotidien. Des objets aux dimensions extrapolées rendant l’homme minuscule et impuissant face à cet environnement écrasant. Avec un style épuré, minimal, Nicolas Toute présente un homme nu soulevant sur son dos deux grains de raisin, un autre enjambe le manche d’une petite cuillère ou s’extirpant péniblement d’une bouteille de lait. Nous observons cet univers d’un point de vue microscopique et envisageons la figure humaine, rendue lilliputienne, d’une manière nouvelle. À la fois attractive, car amusante et surprenante, mais aussi effrayante, car elle nous ramène à notre impuissance et notre asservissement au matériel.

Plus étrange, la figure humaine est fragmentée, désorganisée et parfois même dissolue. Une partie de ping-pong se joue entre deux corps invisibles [Ping – 2009] ; les bustes d’un couple aux crânes rasés, aux visages pâles et mélancoliques, sont projetés au-dessus d’une baignoire remplie à ras bord [O_O – 2009]. Le corps humain y est chaque fois présenté comme un organe vulnérable et éphémère, faisant partie d’un ensemble dont il est dépendant. Il y est aussi réduit et mis à l’épreuve de l’espace et des objets : suspendu à un clou au mur [Far end hole – 2010] ; nageant dans un mouvement perpétuel et absurde [Rift – 2010] ; nu, frissonnant et grelottant dans un espace en friche [Attente (Re) – 2010] ou encore prostré au fond d’une tasse renversée [Exil en Vaisselle – 2009]. L’artiste pousse la fragmentation corporelle jusque-là création de corps hybrides, monstrueux. Un diptyque présente deux mains dont les doigts semblent se prolonger à l’infini grâce à un système rhizomique. Les doigts-branches-racines génèrent de nouvelles mains [Poumons – 2007]. Deux avant-bras sont soudés l’un à l’autre et suspendus à un cintre [Manie-Gance – 2008]. Plus récemment, dans le cadre de sa résidence à la villa Caldèron à Louviers, l’artiste collabore avec un groupe d’une quinzaine d’adolescents. Il leur demande de se regrouper, de se serrer les uns contre les autres. Placé au-dessus d’eux, il observe non seulement la proximité des corps imbriqués, mais aussi les couleurs de leurs vêtements, qu’il agence de manière à créer une forme visuellement et plastiquement homogène. Ensuite, il filme et instaure une chorégraphie, lente et collective. En leur soufflant de se mouvoir dans tel ou tel sens, il parvient pendant quarante minutes à créer une dynamique unitaire et harmonieuse. Le groupe se métamorphose en une masse, un tout, semblable à une forme corallienne bercée par les flux aquatiques, le rythme des marées. Nicolas Toute choisit enfin d’extraire trois secondes du film. Trois secondes où le mouvement se fait naturel, harmonieux. Le résultat est une fusion entre les figures humaines et l’évocation d’un élément marin, un assemblage humain [Corail – 2012]. Les corps se bousculent, se heurtent et se meuvent de manière absurde et illogique. Ils perdent toute individualité et évoluent telle une masse informe, organique et décérébrée.

Grâce à une maîtrise des techniques numériques et un contrôle pointilleux des mises en scènes, Nicolas Tourte développe une esthétique fondée sur un équilibre fragile entre authenticité matérielle et fiction visuelle. Avec une sensibilité enjouée et un sens de l’association, il ouvre une brèche dans laquelle il examine le genre humain, perdu et vivant malgré tout.

Nicolas Tourte par David Barbage pour l’exposition Très tôt sur l’oreiller à la galerie Duchamp

Nicolas TOURTE, bricole l’image avec ingéniosité, usant de l’astuce et du système D.
L’illusion est souvent totale, dans son univers se mêlent bout de ficelle et bout de film, moteur d’essuie-glace et cellule photo électrique. Dans l’aire du numérique il oscille entre le zéro et le un. Dans cet entre-deux, cet interstice, il jubile de ses trouvailles inventives. C’est un plaisir d’enfance qu’il donne à voir, des émotions d’explorateur de l’infiniment grand à l’infiniment petit, tel
VOLTAIRE qui dans « Micromégas » s’interroge sur la place de l’homme dans tout cela.
Ce jeune artiste nous invite à l’exploration de l’image et de son anagramme la magie, il la pratique, l’expérimente, la questionne en apprenti tâtonnant, il nous invite aussi à la démystifier, dépassant ainsi toute fascination trompeuse (…)
Il faut situer le travail de Nicolas TOURTE entre les « Temps modernes » de Charlie CHAPLIN et
« L’homme à la caméra » de Stziga VERTOV en passant par Georges MELIES, il agrandit, il rapetisse, il rythme, il diffracte, il découpe et cautérise ce qui reste encore et toujours une image.

Texte de David Barbage pour l’exposition « Très tôt sur l’oreiller » à la galerie Duchamp